Conflit avec Rafael Correa

Lenín Moreno succède le 24 mai 2017 à Rafael Correa et devient président de la République de l'Équateur^[16]. Dès sa prise de fonctions, il entre en conflit avec son prédécesseur : le 24 mai, ce dernier indique être sûr que l'opposition a été battue le 2 avril, mais « pas sûr que la Révolution Citoyenne l'ait emporté ». Les frictions entre les deux hommes se poursuivent durant les mois qui suivent, les proches de Moreno expliquant qu'il cherche à adopter une attitude et un mode de gouvernement plus conciliant que ne le faisait Correa, privilégiant le dialogue à la confrontation^[17]. Il ouvre ainsi son gouvernement à des représentants du patronat et de la droite ; le ministère de l’Économie est confié à Richard Martínez, le « patron des patrons équatoriens »^[18]. Le 28 juillet, Moreno, dans une intervention radio-télévisée, dresse un bilan extrêmement sévère de la gestion de Correa : situation financière « critique », dépenses excessives et décisions « irresponsables » qui auraient amené le pays à la limite de ses possibilités. Rafael Correa réagit vivement à ces assertions, accusant Moreno de parler d'économie sans la comprendre et d'utiliser des chiffres erronés, et assénant que « tout ce qui est cynique, déloyal et médiocre sera éphémère »^[17],[19]. Le 2 août, le vice-président Jorge Glas, visé par des accusations de corruption dans le cadre de l'affaire Odebrecht, clame son innocence, annonce qu'il conservera ses fonctions, et attaque le président Moreno, lui rappelant que tous deux ont été élus pour continuer les changements initiés par Rafael Correa, et l'accusant de reconstituer les prébendes du « vieux pays » et de créer un terrain propice à la corruption institutionnalisée^[20].

La crise prend un tournant plus institutionnel quand, le 3 août, Lenín Moreno décide de retirer au vice-président Jorge Glas toutes les fonctions qu'il lui avait assignées^[21],[22]. Le 2 octobre 2017, Glas est arrêté et mis en détention préventive^[23]. Le 4 octobre 2017, María Alejandra Vicuña lui succède par intérim^[24]. Le 13 décembre 2017, Glas est condamné à six ans de prison par la Cour suprême^[25]. Il est officiellement destitué en janvier 2018^[26],[27], et Vicuña est élue vice-présidente par l'Assemblée^[28].

Le 31 octobre 2017, la direction nationale d'Alianza País décide à l'unanimité de la destitution de Lenín Moreno du poste de président du mouvement, marquant la rupture entre la présidence de la République et la coalition de soutien à la « révolution citoyenne »^[29]. Dans sa résolution, la direction nationale invite Rafael Correa à « accompagner le processus de renforcement et de restructuration du mouvement », et indique que c'est Ricardo Patiño, ancien ministre des Affaires étrangères, qui est investi de la fonction de président du parti. La justice intervient et décide de placer le parti sous le contrôle des proches de Lenín Moreno^[18].

Lenín Moreno convoque, fin 2017, un référendum pour février de l'année suivante^[30]. Celui-ci, sous prétexte de lutte contre la corruption, viserait selon ses adversaires à empêcher son prédécesseur, Rafael Correa, de présenter sa candidature à l'élection présidentielle de 2021 (en interdisant aux responsables politiques de postuler plus de deux fois à la même fonction) et à lui permettre de destituer des fonctionnaires nommés au Conseil de participation citoyenne et de contrôle social jugés proches de l’ex-chef de l’État^[18]. Dans le contexte de sa campagne pour le « non » au référendum, Correa annonce la création d'un nouveau parti politique, le Parti de la révolution citoyenne, que le Conseil national électoral refuse d'enregistrer pour des problèmes de procédures^[31]. Le « oui » l'emporte au référendum avec 67,5 % des suffrages exprimés^[32]. Rafael Correa ne peut en conséquence se présenter lors de l'élection présidentielle de 2021^[33].

Mesures économiques

Lenín Moreno en 2019

Le gouvernement de Lenín Moreno adopte une politique économique libérale : diminution des dépenses publiques, libéralisation commerciale, flexibilisation du code du travail, etc. La loi de développement productif consacre une politique de rigueur, et réduit les politiques de développement et de redistribution du précédent mandat. Dans le domaine des impôts, les autorités visent à « favoriser le retour des investisseurs » en amnistiant les fraudeurs ainsi qu'en proposant des mesures de réduction des taux d'imposition à destination des grandes entreprises. En outre, le pouvoir renonce à taxer les hausses du prix des matières premières et les rapatriements de devises^[18].

Concernant les dépenses publiques, l’État ne peut désormais faire croître les dépenses publiques de plus de 3 % par an et restreint les déficits budgétaires au seul remboursement des intérêts de la dette. Les investissements sont ainsi sensiblement réduits, tandis que les privatisations sont facilitées par le biais de subventions garanties sur plusieurs années. Le gouvernement adopte le système international d’arbitrage des contentieux pour tous les investissements étrangers, ce qui enfreint pourtant la Constitution. Le premier article de la loi organique de défense des droits du travail est supprimé : il permettait aux autorités de poursuivre les propriétaires d’entreprises ayant attenté aux intérêts de leurs salariés en dissimulant des ressources ou en vidant les ateliers de leurs machines^[18].

Lenín Moreno annonce en février 2019 avoir obtenu un emprunt de plus de 10 milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, avec lesquels le gouvernement précédent avait rompu, « à des taux inférieurs à 5 % en moyenne et sur des durées jusqu'à 30 ans »^[34]. Le prêt doit s’accompagner d'un programme de réformes comprenant une nouvelle baisse des dépenses publiques, le licenciement de dizaines de milliers d’employés du secteur public, l'augmentation des impôts sur la consommation, des prix du carburant, ou encore l'accentuation de l’autonomie de la Banque centrale^[35].

En octobre de la même année, le gouvernement adopte une série de mesures telles que la réduction de 20 % des salaires des contractuels dans le secteur public, la suppression de 15 des 30 jours de congés payés annuels des fonctionnaires et l'obligation de travailler un jour par mois sans rémunération. Les prix du carburant sont augmentés de près de 125 %, alors que les impôts sur la sortie des capitaux du territoire sont diminués, une mesure bénéficiant essentiellement aux plus riches^[36],[37]. En réaction aux grèves et manifestations qui s'ensuivent — les plus importantes depuis une vingtaine d'années —, le pouvoir décide d'instaurer l'état d'urgence et un couvre-feu pour une durée d'au moins 30 jours^[38]. Moreno accuse pêle-mêle son prédécesseur, le président vénézuélien Nicolás Maduro et les guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie d'avoir fomenté la révolte^[39]. Le gouvernement quitte la capitale, Quito, pour la ville portuaire de Guayaquil^[37]. Par ailleurs, les protestataires prennent brièvement le contrôle du Parlement avant d'être délogés par la police^[40]. Les heurts font cinq morts parmi les civils (dont un dirigeant indigène), 554 blessés et 929 arrestations (au 10 octobre)^[41],[42]. En protestation, la Confédération indigène retient pendant quelques heures dix policiers^[43]. Le 12 octobre, l'organisation accepte un dialogue avec le président, qu'elle a rejeté jusque-là^[44]. Le 14 octobre, le décret controversé est retiré par le gouvernement^[45].

Par ailleurs, il a tenté de développer le tourisme durable pour en faire un pilier de l'économie, davantage que le pétrole brut^[46]. En 2017, l'Equateur avait au total accueilli 1,6 million de visiteurs, soit 14% de plus en un an^[46], mais beaucoup moins que des pays voisins comme le Pérou^[46], et il a souhaité, pour éviter la dérive du Machu Picchu^[46], préserver son archipel volcanique des Galapagos^[46], constitué de 19 grandes îles et de dizaines d'îlots rocheux^[46].

Politique intérieure et hausse de l'insécurité

L’Équateur connaît depuis la présidence de Lenín Moreno un très fort accroissement de l'insécurité, avec un taux homicides passé de 5,6 pour 100 000 habitants en 2017 à 20 pour 100 000 en 2022. Pour l’expert en sécurité Fernando Cerrión, cette situation a pour origine les décisions du gouvernement Moreno : « Le ministère de la Justice, qui gérait les prisons et le ministère de la Coordination de la sécurité, le ministère de l’Intérieur, qui s’occupait de la sécurité, et le Conseil national pour le contrôle des stupéfiants et des substances psychotropes ont été supprimés. Tout cela a été regroupé dans un seul ministère qui s’est appelé le ministère de l’Intérieur, et les ressources budgétaires ont été réduites de manière substantielle »^[47].

Le président Moreno bloque en septembre 2020 un projet de loi, voté par le Parlement, visant à dépénaliser l’avortement^[48].

Mesures de sécurité

Depuis l'accession de Lenín Moreno à la présidence, l'Équateur a connu une augmentation significative de l'insécurité^[49],[50], car le taux d'homicides est passé de 5,6 pour 100 000 habitants en 2017 à 20 pour 100 000 en 2022. Selon l'expert en sécurité Fernando Carrión, cette situation découle des décisions prises par le gouvernement de Moreno : « Le ministère de la Justice, qui gérait les prisons, a été éliminé, ainsi que le ministère coordonnateur de la Sécurité, le ministère de l'Intérieur chargé de la sécurité, et le Conseil national de contrôle des substances narcotiques et psychotropes. Tout cela a été regroupé en un seul ministère appelé le Ministère de la Gouvernance, et les ressources budgétaires ont été considérablement réduites. »^[51] En raison de ces mesures, l'Équateur est passé du statut de deuxième pays le plus sûr de la région à l'un des plus violents et dangereux d'Amérique latine. En 2023, Paco Moncayo, alors ministre de la sécurité sous la présidence de Guillermo Lasso, déclare : « Moreno a démantelé le système de sécurité du pays. »^[52].

En raison des réductions budgétaires de Lenín Moreno, de l'élimination de ministères et de la coordination de la sécurité, ainsi que du licenciement de fonctionnaires publics, y compris ceux chargés du contrôle du système pénitentiaire, l'Équateur a connu l'une des émeutes carcérales les plus meurtrières de son histoire en 2021, connue sous le nom de Massacre des Prisons de l'Équateur du 23 février 2021.

Crise pénitentiaire

Le soulèvement des détenus en Équateur^[53], qui a fait au moins 116 morts, a aggravé la crise pénitentiaire dans le pays. Trois massacres ont été enregistrés dans les prisons au cours de cette période, entraînant un total de près de 240 morts. L'Équateur comptait 65 prisons d'une capacité officielle de 30 000 personnes, mais la population carcérale dépassait ces chiffres, atteignant environ 39 000 individus, dont près d'un sixième des détenus dans les prisons de l'Équateur n'avaient pas été condamnés. Il y avait une pénurie de gardiens internes, avec seulement 1 500 dans l'ensemble du pays et un besoin supplémentaire de 3 000 selon les experts. Les principales prisons étaient situées à Latacunga, Cuenca et Guayaquil, cette dernière abritant un grand complexe pénitentiaire accueillant un tiers des détenus du pays. La crise pénitentiaire était aggravée par la violence générée par des gangs liés au trafic de drogue international, principalement en provenance du Mexique et de la Colombie^[54], qui luttaient pour le pouvoir à la fois à l'intérieur et à l'extérieur des prisons. Ces gangs opéraient depuis les prisons en tant que « commandos centraux criminels ». Environ un tiers des détenus avaient des liens avec le trafic de drogue. Des soulèvements simultanés ont eu lieu dans quatre prisons en février, entraînant la mort de 79 détenus^[55]. Les autorités ont tenté de reprendre le contrôle des prisons avec l'aide de l'armée.

Politique extérieure

Lenín Moreno, Donald Trump et leurs épouses respectives à la Maison-Blanche en 2020

Lenín Moreno indique en juillet 2018 n'avoir jamais été favorable aux activités de WikiLeaks et entreprend de trouver un accord avec les autorités britanniques sur le cas de Julian Assange^[56]. En mars, il avait fait couper les systèmes de communication d'Assange avec l'extérieur puis annoncé en mai la suppression des mesures supplémentaires de sécurité à son ambassade londonienne^[57]. Le 11 avril 2019, l'ambassade d'Équateur autorise la police britannique à appréhender Julian Assange en ses locaux^[58].

En août 2018, il annonce le retrait de l’Équateur de l'Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA)^[59], puis de l'Union des nations sud-américaines (Unasur). Il propose en revanche l’entrée de l’Équateur au sein de l’Alliance du Pacifique, une organisation de libre-échange rassemblant les États latino-américains dirigés par des conservateurs^[18]. Le pays rejoint en septembre de la même année le Groupe de Lima, visant à renverser le gouvernement vénézuélien, puis rompt à la mi-novembre l'accord avec Cuba concernant le déploiement de centaines de médecins cubains dans des zones géographiques défavorisées^[60].

Le gouvernement envisage en 2019 de permettre la présence d'avions militaires américains sur l'archipel des Galapagos en échange de travaux de rénovation de l’aéroport de cette île par Washington. Des organisations environnementales dénoncent l’impact négatif que ferait peser cette décision sur la biodiversité, et ce alors que la Constitution interdit depuis 2008 l’installation de bases militaires étrangères sur le sol équatorien^[61].

Fin du mandat

Le 24 mai 2021, il transmet le pouvoir à son successeur, le libéral-conservateur Guillermo Lasso, qu'il avait affronté en 2017. Sa cote de popularité est passée de plus de 50 % à moins de 10 % entre le début et la fin de son mandat présidentiel^[62].

Accusations de corruption

Affaire des "Ina Papers"^[63],[64], actuellement connue sous le nom d'affaire « Sinohydro ». Il s'agit d'un scandale de corruption dans lequel des pots-de-vin ou des « rétrocommissions » ainsi que du blanchiment d'argent totalisant 73 millions de dollars auraient été gérés, impliquant Lenín Moreno et sa famille^[65] en relation avec une société offshore nommée Ina Investment Corporation. Selon l'enquête, cette société aurait été fondée par le frère de Moreno, Edwin Moreno, au Belize, un paradis fiscal réputé pour ses avantages fiscaux pour les entreprises étrangères.

Selon les informations publiées sur inapapers.org^[66], le nom « Ina » serait un acronyme formé par les trois dernières lettres des prénoms des filles de Lenín Moreno : Karina, Cristina et Irina. De plus, l'enquête a lié Xavier Macías Carmigniani et María Auxiliadora Patiño, des amis proches de Moreno et de son épouse Rocío González, à la société offshore.

Il a été découvert qu'Ina Investment Corporation a réalisé diverses transactions, telles que l'achat de meubles en Suisse et l'acquisition d'un appartement en Espagne^[67]. Les factures ont été émises au nom d'Edwin Moreno et de María Auxiliadora Patiño. Deux adresses associées aux transactions ont également été identifiées : l'une correspond à la maison de Xavier Macías Carmigniani à Guayaquil, et l'autre est liée à la société pétrolière Sertecpet, appartenant à Eduardo López, un ami des frères Moreno Garcés.

L'affaire des "Ina Papers" a généré d'importantes répercussions politiques et des troubles sociaux en Équateur, conduisant à des demandes d'enquêtes et d'apparitions devant l'Assemblée nationale et le Bureau du Procureur général de l'État équatorien. À la suite de l'enquête, des accusations de corruption ont été portées contre Lenín Moreno, son épouse Rocío González, sa fille Irina, ses frères Edwin et Guillermo, ainsi que 36 autres personnes.

En février 2023, la Procureure générale de l'État, Diana Salazar^[68], a rapporté que l'affaire des « Ina Papers » s'était élargie et que des informations pertinentes avaient été obtenues du Panama grâce à l'assistance juridique internationale. Par la suite, en mars 2023, les accusations ont été formellement présentées lors d'une audience, où le Parquet a demandé la détention préventive des suspects, invoquant le risque de fuite. Cependant, le juge a décidé d'appliquer des mesures préventives moins restrictives, telles que des comparutions périodiques devant la Cour nationale de justice et une interdiction de quitter le pays.

En avril 2023, le Parquet a demandé la détention préventive pour Lenín Moreno, Rocío González, Irina Moreno et sept autres personnes impliquées dans l'affaire^[69]. Il a été signalé que dix des personnes impliquées, dont Moreno, n'avaient pas respecté les comparutions périodiques devant le tribunal, ce qui a conduit à une demande de notification à Interpol pour les localiser et les arrêter.

L'affaire des "Ina Papers" ou de "Sinohydro" continue de se dérouler, et l'on s'attend à ce que de nouvelles enquêtes et procédures judiciaires éclairent davantage les allégations d'activités de corruption et de pots-de-vin impliquant Lenín Moreno et sa famille. Ces accusations ont eu un impact significatif sur la sphère politique et sociale de l'Équateur, suscitant des questions sur la transparence et l'éthique dans l'exercice du pouvoir.