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Vue d'artiste d'un système de génération de deux photons intriqués.

En mécanique quantique, l'intrication quantique, ou enchevêtrement quantique, est un phénomène dans lequel deux particules (ou groupes de particules) forment un système lié et présentent des états quantiques dépendant l'un de l'autre quelle que soit la distance qui les sépare. Un tel état est dit « intriqué » ou « enchevêtré », parce qu'il existe des corrélations entre les propriétés physiques observées de ces particules distinctes. En effet, le théorème de Bell démontre que l'intrication donne lieu à des actions non locales. Ainsi, deux objets intriqués O1 et O2 ne sont pas indépendants même séparés par une grande distance, et il faut considérer {O1+O2} comme un système unique.

Cette observation est au cœur des discussions philosophiques sur l'interprétation de la mécanique quantique. En effet, elle remet en cause le principe de localité défendu par Albert Einstein mais sans le contredire tout à fait car des échanges d'informations à une vitesse supraluminique restent impossibles et la causalité est respectée.

L'intrication quantique a des applications potentielles dans les domaines de l'information quantique, tels que la cryptographie quantique, la téléportation quantique ou l'ordinateur quantique.

Histoire

Le caractère surprenant des états intriqués a pour la première fois été souligné par Einstein, Podolsky et Rosen dans un article de 1935 qui tentait de montrer que la mécanique quantique était incomplète. Cette interprétation fut l'objet d'une polémique à vie avec Niels Bohr que l'on nommera le débat "Bohr-Einstein"[1]. Dans cet article, les auteurs décrivent une expérience de pensée qui restera connue comme le paradoxe EPR. Mais ce qu'Einstein a nommé « action fantôme à distance » parce qu'il n'y croyait pas, a été largement vérifié et confirmé par les physiciens expérimentateurs[2].

L'expérience d'Alain Aspect a démontré de façon quasi irréfutable, avec seulement l'échappatoire de détection, la violation des inégalités de Bell, établissant un résultat en vue de la validation du phénomène d'intrication quantique et des hypothèses de non-localité. Des expériences démontrant ce phénomène ont ensuite été réalisées sur des distances de plus en plus grandes depuis les années 1970 :

  • en 2015, l'intrication a été prouvée sur deux électrons séparés de 1 300 mètres[3]
  • en 2017, Juan Yin et al. (université des sciences et des technologies de Hefei, en Chine) ont envoyé des photons intriqués depuis le satellite QUESS (Quantum Experiments at Space Scale), orbitant à 500 km, vers des stations terrestres séparées de 1 203 kilomètres Delingha, dans le nord du plateau tibétain et l’observatoire Gaomeigu de Lijiang[4],[5].

L'équipe d'Eli Megidish a réalisé des expériences entre 2012 et 2013 montrant qu'en plus de la dimension spatiale, l'intrication avait aussi lieu dans le temps : à partir d'une paire de photons intriqués, ils ont mesuré l'un d'eux (noté 1) ce qui l'a fait disparaître, puis le second photon (noté 2) a interagi avec un photon d'une autre paire intriquée (noté 3) ; ils ont démontré qu'il existait une corrélation entre le photon 1 et le second photon de la deuxième paire (noté 4). Les photons 1 et 4 n'ont jamais coexisté, ce qui prouve que la non-localité s'applique aussi dans le temps[6].

En 2016, trois chercheurs du laboratoire de la mémoire quantique à l'université de Varsovie ont annoncé avoir réussi à intriquer un photon avec un objet macroscopique constitué de 1 000 milliards d'atomes de rubidium. La diffusion de photons uniques sur ce groupe d'atomes permet de retrouver leur état quantique à l'aide d'une caméra sophistiquée capable de restituer l'information contenue dans ces photons. L'information répartie sur un grand nombre d'atomes est conservée même si l'un d'entre eux est enlevé. Une seconde expérience a permis de construire ainsi une sorte de mémoire quantique, stockant 12 photons, sur une durée de plusieurs microsecondes[7].

En 2019, une équipe de physiciens de l'université de Glasgow photographie pour la première fois l'intrication quantique entre deux particules[8],[9].

Définition

Il est plus aisé de définir ce qu'est un état non intriqué, ou séparable, que de définir directement ce qu'est un état intriqué.

État pur

Dans le cas où le système global {S1+S2} peut être décrit par un vecteur d'état, son état est un vecteur de l'espace de Hilbert . Certains états peuvent s'écrire sous la forme d'un produit tensoriel entre un état de S1 et un état de S2 :

Ces états sont appelés états séparables ou factorisables. Le système S1 est dans un état quantique clairement identifié, , qui n'est pas altéré par les mesures effectuées sur S2.

Un état intriqué est par définition un état non séparable, qui s'écrit en général sous la forme

C'est donc une superposition d'états d'un système biparti. Pour illustrer la différence entre états séparables et intriqués, supposons par exemple que forme une base de l'espace , et une base de l'espace . L'état :

est un état séparable, puisqu'il peut être factorisé comme indiqué ci-dessus, tandis que l'état :

est un état intriqué.

Par suite, il existe des états a priori légitimes d'un système global {S1 + S2} qui ne peuvent pas s'écrire sous la forme du produit tensoriel d'un état d'un sous-système S1 par un état d'un sous-système S2 ; pour de tels états intriqués, il est donc impossible de parler de « l'état de S1 »[note 1] : seul le système global {S1 + S2} a un état défini, état défini par le premier membre de la relation ci-dessus. En un sens, il n'est plus possible de séparer conceptuellement les deux systèmes.

La principale caractéristique de l'état est qu'il y a corrélation parfaite[note 2] des mesures réalisées sur S1 avec les mesures réalisées sur S2. Ainsi, supposons que l'on mesure l'état de S1 dans la base « +/– » et que l'on trouve « + » (ce qui peut arriver aléatoirement dans 50 % des cas). Le système total {S1+S2} est alors projeté dans l'état , de sorte que la mesure de S2 donnera «  » avec certitude, même si les deux mesures sont séparées par un intervalle de genre espace dans l'espace-temps. Einstein décrivait ce phénomène comme une « action surnaturelle à distance », car tout se passe comme si la mesure effectuée sur S1 à un instant donné avait un effet absolument instantané sur le résultat de la mesure effectuée sur S2 même si les deux événements ne sont pas reliés causalement, c'est-à-dire même si une information partant de S1 et se déplaçant à la vitesse de la lumière n'a pas le temps d'informer S2 du résultat de la mesure sur S1. De fait, un système intriqué forme absolument un tout, qui ne peut pas être séparé en deux systèmes indépendants tant qu'il reste intriqué, quelle que soit l'étendue spatiale de ce système. Voir ci-dessous les conséquences philosophiques que cela peut avoir, ainsi que l'article relatif au paradoxe EPR et celui relatif à l'expérience d'Aspect au cours de laquelle des états intriqués d'un système de deux photons ont été produits en laboratoire pour la première fois, chaque photon représentant l'un des deux sous-systèmes S1 et S2 du système global {S1 + S2} constitué par l'ensemble des deux photons.

État mixte

Expérimentalement, il n'est pas possible de préparer un état quantique bien déterminé avec une reproductibilité de 100 %. Pour tenir compte de cette préparation imparfaite, on décrit l'état du système par une matrice densité, qui pondère chaque état pur par la probabilité de produire cet état : . On peut donc se demander quelle est la définition d'un état séparable décrit par une matrice densité. Un premier choix serait de définir les états séparables comme étant ceux qui s'écrivent :

.

Ces états sont effectivement séparables, car il n'y a aucune corrélation entre les mesures faites sur S1 et celles faites sur S2, mais la définition peut être étendue, et l'écriture la plus générale pour la matrice densité d'un état séparable est :

,

est une loi de probabilité ( et ).

Cette définition présente l'avantage d'inclure les systèmes corrélés classiquement dans les états séparables. Supposons par exemple une expérience qui produise deux particules simultanément, et aléatoirement une fois sur deux un état , et une fois sur deux un état . L'état ainsi produit est représenté par la matrice . Alternativement, on peut imaginer un physicien facétieux qui envoie chaque jour deux lettres, l'une contenant un signe « + » et l'autre contenant un signe «  », à deux de ses collègues (1 et 2), mais en faisant correspondre aléatoirement les lettres et les adresses. Les mesures réalisées sur S1 seront parfaitement corrélées à celles réalisées sur S2 : si la mesure donne « + » pour un système, on est sûr que la mesure de l'autre système donnera «  ». Cependant, ces corrélations ne sont pas de nature quantiques : elles existent dès la production des deux particules et ne proviennent pas du fait que l'on mesure l'état du système. En particulier, si l'on changeait de base de mesure en utilisant une observable ne commutant pas avec l'observable « signe », on s'apercevrait que l'état ainsi produit ne viole pas les inégalités de Bell. Les résultats sont donc différents de ceux obtenus avec l'état intriqué décrit précédemment.

Dans le formalisme de la matrice densité, un état intriqué est simplement défini comme un état qui n'est pas séparable. Dans le cas général, même lorsque l'on connaît la matrice densité d'un système, il est difficile de dire si l'état obtenu est intriqué ou séparable. Une condition nécessaire est de regarder si la « transposée partielle » de la matrice densité est positive. Pour les dimensions et , cette condition est également suffisante.

Implications philosophiques

Les états intriqués prévus par la mécanique quantique ont, depuis, été observés en laboratoire et leur comportement correspond à celui que prévoit la théorie. Cela fait d'elle une théorie physique non locale.

Par contre, on démontre que les états intriqués ne peuvent pas être utilisés pour communiquer d'un point à un autre de l'espace-temps plus vite que la lumière. En effet, les états de ces deux particules sont seulement coordonnés et ne permettent pas de transmettre une information : le résultat de la mesure relatif à la première particule est toujours aléatoire[2]. Ceci est valable dans le cas des états intriqués comme dans le cas des états non intriqués. La modification de l'état de l'autre particule, pour instantanée qu'elle soit, conduit à un résultat tout aussi aléatoire. Les corrélations entre les deux mesures ne pourront être détectées qu'une fois les résultats comparés, ce qui implique nécessairement un échange d'information classique, respectueux de la relativité. La mécanique quantique respecte ainsi le principe de causalité.

Entropie et mesure

Dans un état maximalement intriqué, il y a corrélation complète de l'état de S1 avec celui de S2, de sorte que l'entropie de (S1 union S2) est simplement celle de S2 ou de S1. Il y a sous-additivité complète.

ER = EPR

Article détaillé ; ER=EPR

Juan Maldacena et Leonard Susskind, deux physiciens américains, ont imaginé une théorie reliant deux phénomènes découverts tous deux par Einstein : les « ponts d'Einstein-Rosen » (ou trous de ver) et l'intrication quantique. D'après les deux scientifiques, éloigner deux particules intriquées reviendrait en fait à creuser un pont ER autour d'une seule et même particule qui manifesterait ses propriétés à plusieurs endroits de l'espace-temps.

Cette théorie apporte un éclairage sur un problème appelé paradoxe EPR qui met en évidence la non-localité de la mécanique quantique, et l'oppose au principe de localité qui est le fondement de la théorie de la relativité. Cependant, cette correspondance ER/EPR n'est démontrée que dans un modèle d'univers très simplifié, où la gravité est générée en l'absence de masse[10].

Réalisation pratique d'un état intriqué

Les candidats technologiques d'intricats sont nombreux :

  • Le premier système historiquement étudié est la paire de photons EPR, étudiée par Alain Aspect, puis par l'équipe genevoise de Nicolas Gisin.
  • Un atome de Rydberg couplé à une cavité micro-onde réalise un autre système intriqué expérimentalement performant. Les calculs sont conduits en toute précision ; mais la décohérence n'y est pas nulle ; sa complexité expérimentale ne permet pas d'espoir technologique sérieux.
  • Un état intriqué a également été démontré pour des chaînes d'ions piégés dans un piège de Paul et pour des spins nucléaires sur une molécule en solution.
  • Le quantronium de Saclay est aussi un système où l'intrication a été observée.
  • Les systèmes utilisant des boîtes quantiques
  • Les systèmes utilisant la spintronique
  • Chiffrement d'un message par des paires de photons et transmission des photons par des voies différentes[11].

Codes correcteurs d'erreurs

L'informatique quantique a beaucoup progressé depuis que l'on sait réaliser des intricats de faible décohérence : il est devenu pensable de prévoir l'avenir d'un futur ordinateur quantique. Les mathématiciens (Shor, Kitaev...) ont fondé le calcul quantique, qui est en train de révolutionner au début du XXIe siècle le calcul de la complexité algorithmique et ont montré que l'on pouvait restaurer leur pureté par l'intermédiaire de codes correcteurs d'erreurs qui pallieraient la décohérence.

Ces codes sont en 2009 sujets à d'intenses recherches. L'avenir de l'information quantique leur est directement lié, et avec lui, le monde de l'informatique quantique.

Notes et références

Notes

  1. Cela est en fait possible dans le cadre du formalisme de la matrice densité à l'aide de la notion de matrice densité réduite. Cependant, S1 n'est alors pas dans un état pur, mais dans un mélange statistique à poids égal des états + et –. De plus, l'interprétation de la matrice densité réduite pose problème, car un mélange statistique n'a de sens que si l'on répète de nombreuses fois l'expérience.
  2. Le fait que l'on ait une corrélation parfaite est une particularité de l'état choisi ; il se peut que les corrélations soient plus faibles si les deux systèmes sont intriqués sans être maximalement intriqués. Voir la section sur la mesure de l'intrication.

Références

  1. « Alain Aspect, prix Nobel de physique 2022 », sur CNRS Le journal (consulté le )
  2. 1 2 Gisin 2012, p. 55.
  3. (en) B. Hensen, H. Bernien, A. E. Dréau et A. Reiserer, « Loophole-free Bell inequality violation using electron spins separated by 1.3 kilometres », Nature, vol. 526, no 7575, , p. 682–686 (ISSN 1476-4687, DOI 10.1038/nature15759, lire en ligne, consulté le )
  4. Loîc Mangin, « Distance record pour l'intrication quantique », Pour la science, no 478, , p. 9.
  5. (en) Gabriel Popkin, « China’s quantum satellite achieves ‘spooky action’ at record distance » Un satellite quantique chinois réalise l'« action fantôme » à une distance record »], sur sciencemag.org, (consulté le ).
  6. Thomas Boisson, « L’intrication quantique a lieu à la fois dans le temps et l’espace », sur Trust My Science, .
  7. (en) Université de Varsovie, « Quantum entanglement between a single photon and a trillion rubidium atoms », sur phys.org, .
  8. Jean-Paul Fritz, « Le phénomène qui effrayait Albert Einstein vient d’être photographié », sur nouvelobs.com, (consulté le ).
  9. Jeanne Travers, « Physique quantique : cette photo inédite confirme une théorie d'Albert Einstein », sur maxisciences.com, (consulté le ).
  10. ER=EPR
  11. (de) Rebecca Vogt, « Verschränkte Photonen sollen Kommunikation und Daten schützen », Maschinenmarkt, (consulté le )

Voir aussi

Bibliographie

Articles connexes

Liens externes