L'état de droit[1] est un concept juridique, philosophique et politique qui suppose la prééminence, dans un État, du droit sur le pouvoir politique, ainsi que le respect de chacun, gouvernants et gouvernés, de la loi. Ceci constitue une approche où chacun, l'individu comme la puissance publique, est soumis à un même droit fondé sur le principe du respect de ses normes.
La notion d'état de droit est aujourd'hui affirmée dans de très nombreux pays. Par exemple, la Constitution canadienne reconnaît la primauté du droit dans ses principes fondateurs ; la Constitution colombienne présente elle le pays comme « un Estado social de derecho » ; enfin, la Charte démocratique interaméricaine affirme les liens indissociables entre la démocratie et l’État de droit[2].
Description
« L'état de droit est une notion polysémique qui trouve ses origines dans l'histoire juridique européenne »[3].
Notion française
La notion est proche mais différente de celles de Rechtsstaat, en allemand, et rule of law, en anglais, elles-mêmes très différentes l'une de l'autre[4]. L'état de droit peut être défini de façon très générale comme chez les juristes français du début du XXe siècle où il est soumission de l'état au droit, ou bien selon des modalités plus techniques comme celles définies par l'Autrichien Hans Kelsen qui le définit avant tout par le respect de la hiérarchie des normes juridiques. De manière différente, l'état de droit dans une vision proche du concept de rule of law est une théorie qui affirme que l'état doit se soumettre aux droits fondamentaux de l'homme : les juristes et théoriciens français font jouer à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 un rôle essentiel dans le contenu de l'état de droit. On peut distinguer conceptuellement trois types d’états : l'état de police où le pouvoir d'État produit la loi et la met en œuvre, l'état légal où l'État et l'administration sont soumis à la loi votée par le Parlement et l'état de droit où les lois sont soumises à des exigences supérieures qui sont mises en œuvre par une cour constitutionnelle[5]. Mais cette distinction ne doit pas faire oublier que l'expression état de droit peut être utilisée pour qualifier l'état légal. Historiquement, la IIIe République en France était un état légal alors que la Ve République est un état de droit en raison du contrôle de constitutionnalité qu'elle a introduit. L'état de droit peut être décrit ou prescrit sans que la formule ne soit utilisée.
Sens voisins: rule of law et Rechtsstaat
On doit constater les écarts entre les conceptions de l'état de droit selon les époques et les pays et même si rule of law et Rechtsstaat se traduisent par état de droit, on peut souligner les différences entre les trois notions. L'université libre de Berlin a engagé une analyse comparée des différentes formes de l'état de droit, pays par pays[6]. Mais une chose est commune aux différentes formes : l'État est soumis au droit et le droit n'est pas l'effet de la décision du souverain, mais s'impose à tous même à lui. C'est en ce sens que la philosophe Blandine Kriegel construit une opposition entre l'état de droit et la domination par une puissance[7]. Elle conçoit l'état de droit comme ayant son origine dans les monarchies d'Europe occidentales qui auraient proposé un autre modèle de l'État que celui issu du Saint Empire romain germanique et de la seigneurie[8]. Dans le même sens, le politiste Dominique Colas avance qu'il ne peut y avoir d'état de droit s'il n'existe pas une société civile au sens de société de citoyens[9]. Pour lui, « limiter l'État n'a de sens que si les bornes qui lui sont imposées sont celles des droits de l'homme et du citoyen »[10]. Ici, l'état de droit n'est pas défini par une forme d'État mais par un contenu du droit.
Rechtsstaat
Le terme de « Rechtsstaat » est présent dans l'article 28 de la loi constitutionnelle allemande de 1949[11] :
« Die verfassungsmässige Ordnung in den Ländern muss den Grundsätzen des republikanischen, demokratischen und sozialen Rechtsstaates im Sinne dieses Grund gesetzes entsprechen »
« L' ordre constitutionnel des Länder doit être conforme aux principes d'un État de droit républicain, démocratique et social, au sens de la présente Loi fondamentale. »
Depuis 1992, ce terme apparaît également dans l'article 23 : « Pour l'édification d'une Europe unie, la République fédérale d'Allemagne concourt au développement de l'Union européenne qui est attachée aux principes fédératifs, sociaux, d'État de droit et de démocratie ainsi qu'au principe de subsidiarité et qui garantit une protection des droits fondamentaux substantiellement comparable à celle de la présente Loi fondamentale. »
L'interprétation de la cour constitutionnelle de Karlsruhe est d'une interprétation substantive, s'éloignant de l'approche formelle antérieure[11].
En France
En France, le terme « état de droit » est mentionné par des textes mais n'est qu'un concept doctrinal qu'en pratique les juges ne définissent pas. L'expression est considérée consacrée depuis et la décision du Conseil constitutionnel du de se positionner sur le préambule de la Constitution de 1958 et le discours du Président, Valéry Giscard d'Estaing, du . L’« état de droit » ne désigne plus une simple hiérarchie de normes, mais également des provisions pour garantir les libertés individuelles[11].
Rule of law
Dans la « rule of law » anglaise, le terme « état » est absent, et l'expression concerne à la fois le droit commun et le droit légiféré (common law et statute law). L'expression anglaise inclut une notion de cadrage du pouvoir politique en tant que principes fondamentaux de libéralisme et démocratie, constitués de séparation des pouvoirs, légalité, reconnaissance des libertés et égalités individuelles, contrôle juridictionnel et relation entre loi et moralité[11].
Européanisation
La notion a connu une forte popularisation à la fin des années 1970, accentuée par la critique du totalitarisme et la fin du communisme européen. Elle a été promue par des organisations internationales qui veulent défendre l'état de droit.
Le Conseil de l'Europe comprend, notamment au sein de son Secrétariat général, une « Direction générale des droits de l'homme et état de droit »[12]. Il y existe aussi les organes compétents suivants : la Commission pour l'efficacité de la justice (CEPEJ), le Conseil consultatif de juges européens (CCJE), le Conseil consultatif de procureurs européens (CCPE), le Comité européen pour les problèmes criminels (CDPC), le Comité européen de coopération juridique (CDCJ), le Comité des Conseillers juridiques (CAHDI) et la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise, organe consultatif de 61 membres, qui a émis en mars 2016 un document intitulé : « Liste des critères de l'état de droit » basée sur cinq éléments fondamentaux de l'État de droit : la légalité, la sécurité juridique, la prévention de l'abus de pouvoir, l'égalité devant la loi et la non-discrimination, et l'accès à la justice[13].
Union européenne
Les premiers traités de l'Union européenne ne mentionnent pas l'état de droit[3].
La notion d’état de droit est mentionnée dès le traité de Maastricht de 1992.
Le traité d'Amsterdam de 1997 permet au Conseil, réuni au niveau des chefs d'État ou de gouvernements, de constater « l'existence d'une violation grave et persistante par un État membre de principes énoncés à l'article 6, paragraphe 1 », devenu l'actuel article 2 du Traité sur l'Union européenne[3].
Le traité sur l'Union européenne a été modifié en 2007 par le traité de Lisbonne comme suit : « Article 1bis. L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'état de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ». Dans cette ligne, l'Union européenne en 2017 se préoccupe des réformes de la justice en cours en Pologne qui pourraient menacer l’État de droit[14].
« Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l'Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d'égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l'état de droit »
— Préambule de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne[15].
L'état de droit n'est pas défini dans les traités européens[3].
L'état de droit en tant que principe et valeur de l'Union indique d'une part que les institutions et les États membres ne peuvent échapper au contrôle de la conformité de leurs actes aux traités et d'autre part que l'Union est une Union d'États respectant l'état de droit : cette obligation de respecter les exigences de l'état de droit est une norme juridique de l'Union qui s'impose donc à l'union européenne comme à ses États membres[3].
Le rapport 2021 sur l’état de droit donne une définition trilingue française, anglaise et allemande de l’état de droit dans l'union européenne[16] :
« Si les États membres ont des systèmes et des traditions juridiques différents, la substance de l’état de droit est la même dans l’ensemble de l’UE. Les principes clés de l’état de droit, à savoir, légalité, sécurité juridique, interdiction de l’exercice arbitraire du pouvoir exécutif, protection juridictionnelle effective par des juridictions indépendantes et impartiales respectant pleinement les droits fondamentaux, séparation des pouvoirs, soumission permanente de toutes les autorités publiques aux lois et procédures établies, et égalité devant la loi, sont communs à tous les États membres, sont inscrits dans les constitutions nationales et traduits dans la législation »
— Rapport 2021 sur l’état de droit, La situation de l’état de droit dans l’Union européenne
« While Member States have different legal systems and traditions, the core meaning of the rule of law is the same across the EU. The key principles of the rule of law are common to all Member States – legality, legal certainty, prohibition of the arbitrary exercise of executive power, effective judicial protection by independent and impartial courts respecting fundamental rights in full, the separation of powers, permanent subjection of all public authorities to established laws and procedures, and equality before the law – are enshrined in national constitutions and translated in legislation »
— 2021 Rule of Law Report The rule of law situation in the European Union
Traduction européenne
Dans les textes de l'Union européenne, la notion d’État de droit est traduite dans les différentes langues de l'union. C'est notamment le cas dans le traité qui utilise le terme état de droit dans la langue française, Rechtsstaatlichkeit en langue allemande et Rule of law en langue anglaise, aussi bien dans le préambule que dans l'article 2 des dispositions communes.
« L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'état de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. »
— traité sur l'Union européenne (Version consolidée en langue française)
« Die Werte, auf die sich die Union gründet, sind die Achtung der Menschenwürde, Freiheit, Demokratie, Gleichheit, Rechtsstaatlichkeit und die Wahrung der Menschenrechte einschließlich der Rechte der Personen, die Minderheiten angehören. »
— traité sur l'Union européenne (Version consolidée en langue allemande)
« The Union is founded on the values of respect for human dignity, freedom, democracy, equality, the rule of law and respect for human rights, including the rights of persons belonging to minorities. »
— traité sur l'Union européenne (Version consolidée en langue anglaise)
Internationalisation
Le rôle du système des Nations unies pour l'état de droit implique depuis longtemps l'ONU, les organes judiciaires (Cour internationale de justice, Cour pénale internationale, tribunaux spéciaux, etc.), les institutions spécialisées (OIT, UNESCO, etc.), les fonds (UNICEF, etc), programmes (PNUD, etc.), instituts (UNIFEM, UNITAR, etc.), ainsi que des programmes de la Banque mondiale[17].
Un organisme, le World Justice Project établit chaque année une classification des États par réalisation de l'état de droit ou plus précisément du rule of law défini par divers critères comme l'absence de corruption, le respect des droits fondamentaux, la force de la justice civile[18].
Syntaxe
Il faut donc distinguer État de droit et état de droit en tenant compte de la majuscule, qui prend l'État comme une institution, et la minuscule, qui prend l'état comme une situation, ainsi que le précisent le manuel d'édition de l'ONU ("Emploi de la majuscule", United Nations Editorial Manual Online: "l’État de droit [État où règne l’état de droit]") et l'Académie française[19].
Dans la syntaxe européenne la graphie état de droit peut aussi être utilisée[note 1] en complément des traités qui utilisent la graphie État de droit.
Il faut aussi faire attention à l'orthographe des termes état d'urgence, état d'exception et état de siège, situations qui permettent de déterminer si un état de droit règne dans un État, car elles doivent rester exceptionnelles, notamment selon les nombreuses décisions pertinentes de l'OIT, résolutions de l'Assemblée générale et du Conseil des droits de l'homme des Nations unies, la jurisprudence des Cours européenne et américaine des droits de l'homme, du Comité des droits de l'homme du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, etc.
Notion d'état de droit avant l'apparition de la formule
L'idée d'état de droit est bien antérieure à la formule elle-même mais souvent avec le sens d'État qui respecte la loi.
Antiquité
Il est possible de considérer qu'une formulation du concept d'état de droit se trouve chez Aristote. Pour ce dernier un État constitutionnel (ou politeia) a pour condition que la loi prime sur la volonté individuelle d'un souverain et que les agents de l'État, ou magistrats, se plient aux lois. Dans la Politique on lit : « le gouvernement de la loi est plus souhaitable que celui des citoyens et selon le même argument s'il est meilleur que certains gouvernent, il faut les établir comme gardiens et serviteurs des lois »[20]. La condition fondamentale de l'état de droit est donc la reconnaissance de la suprématie de la loi sur la volonté de celui qui détient le pouvoir. Une idée qu'on trouve chez John Locke pour qui dans la « société » (ou État) l'homme ne doit pas être soumis « à la volonté d'aucun maître » mais au « pouvoir législatif établi par le consentement de la communauté »[21]. Des théorisations qui vont servir à la formulation de l'état de droit se trouvent aussi chez Montesquieu ou chez Emmanuel Kant, tandis que les déclarations des droits de l'homme au XVIIIe siècle en sont des étapes majeures.
Langue française
La notion de règle de droit est abordée par L. Charonda, Le Caron dans les années 1500:
« Car telle est la règle de droit qu'en l’interprétation douteuse, & obscure de quelque Loy ou edit faut avoir recours au droit commun, & regarder quelle est sa vraye intelligence : mêmement quand il est question d'un édit particulier, qui n'est estimé que pour privilège, & semble être introduit contre la raison du droit commun & partant le convient restreindre, à fin que son interprétation ne soit vicieuse & apporte trop grand prejudice & dommage, contre la vraye fin de la Loy qui est établie pour l'utilité des hommes, & pour conserver les Citoyens en très-bon etat de Republique. »
— Responses du droict françois, confirmées par les arrests des cours souveraines de la France, et rapportées aux lois romaines, reveues, corrigées, & grandement augmentées et départies par nouvel ordre en sept livres. Plus les annotations sur le tiltre des censives et droits seigneuriaux, de la Coustume réformée de Paris, L. Charonda, Le Caron, Paris, 1596
Dans les années 1600, l'expression règle de droit est utilisée.
« Pour l’interprétation de cet article nous observerons que le choix étant consommé par le Seigneur, c’est-à-dire ayant accepté une des trois offres qui lui ont été faites par le vassal, il ne peut plus recourir à une autre, sous prétexte qu’elle lui serait plus commode & plus avantageuse, ce qui est conforme à cette règle de droit Nemo potest mutere consilium suum in alterius injuriam, l. nemo potest 75 ff de RI »
— Traité des fiefs, suivant les coutumes de France et l'usage des provinces de droit écrit, Claude de Ferrière, Paris, 1680
Dans la langue française en 1768, l'état de droit public s'oppose à l'état de pure nature :
« Tout est permis, dit-on, contre un ennemi. Proposition dangereuse, qui ne doit point être mise en pratique par un Souverain, lorsqu'il déclare la guerre à un autre, quand leurs Empires entrent dans le même plan général & dans le même système d'état. Il ne doit pas agir comme s'il vivait dans l'état de pure nature, mais comme vivant dans l'état de droit public ; & s'il est victorieux, il doit se conduire à l'égard de l'état vaincu, comme l'exige le système d'état dont le vainqueur & le vaincu font/sont également partie. »
— L'Esprit de la législation , traduit de l'allemand, Friedrich Carl Casimir von Creuz, Londres, Paris, 1768
Dans la langue française en 1777, l'état de droit fait référence au traité entre deux souverains :
« Si les termes d'un traité conclu entre deux souverains peuvent aussi bien signifier une relation d'inégalité, avec retenue de la souveraineté de la part du contractant inférieur, qu'une relation introduite de subjection de celui-ci à la souveraineté de l'autre, il faut l'entendre dans le premier de ces deux sens, parce que c'est le moindre changement à l'état de droit où étaient les choses avant le traité ; changement moindre selon lequel, dans le doute, il faut entendre les termes, plutôt que sur le pied du plus grand changement. Traité du droit naturel, & de l'application de ses principes au droit civil et au droit des gens. Tome 4, ouvrage posthume, Béat Philippe Vicat, Lausanne, Yverdon, 1777 »
Juristes français du début du XXe siècle
Au début du XXe siècle, des juristes français vont être amenés à utiliser cette formule et à en expliciter l'idée.
Chez Léon Duguit
La formule « État de droit » apparaît en français au plus tard en 1911 chez Léon Duguit dans la première édition de son Traité de Droit Constitutionnel. Dans l'édition de 1923 de ce Traité, tome III, chap. IV, § 88 intitulé : « L'État de droit », le célèbre juriste affirme que la notion d'état de droit signifie que « l'État est subordonné à une règle de droit supérieure à lui-même qu'il ne crée pas et qu'il ne peut pas violer »[22]. Pour lui il faut combattre les thèses de la jurisprudence allemande qui affirment que « l'État fait le droit » et qu'il n'est pas limité par lui. Une telle doctrine conduit « à l'absolutisme à l'intérieur, et à la politique de conquête à l'extérieur »[23]. Pour Duguit, le respect du droit par l'État doit surtout être préventif : en France sous la IIIe République il n'existe pas de contrôle de constitutionnalité par un organe spécialisé mais notamment les déclarations des droits comme aux États-Unis et en France ont la fonction d'encadrer l'État par le droit. Pour Duguit, et il la théorise contre Hegel, l'existence d'un « droit antérieur et supérieur à l'État » doit être affirmée ou même postulée[24]. Et contre Rudolf von Jhering il soutient que si « l'État est fondé sur la force, cette force n'est légitime que si elle est fondée sur le droit »[25]. Et il ajoute : « L'État est soumis au droit ; c'est, suivant l'expression allemande, un état de droit, un Rechtsstaat »[26].
État de droit et hégémonie de la loi chez Maurice Hauriou
Léon Duguit n'utilise pas fréquemment la formule elle-même mais il met en œuvre la notion constamment. Son contemporain et collègue Maurice Hauriou considère que l'État correspond, en 1900, à une exigence de stabilité donc de création « d'état », ce dernier mot sans majuscule et il écrit : « L'État consiste en un système de situations stables, autrement dit en un système de situation d'état »[27]. Il est donc conduit à affirmer que « le régime d'État constitue par lui-même un état de droit »[28]. Dans des ouvrages ultérieurs il utilise toujours la possibilité de jouer sur « État » et « état » : il considère nécessaire que dans l'État le droit soit une permanence, un « état de droit ». Il estime donc qu'il faut réaliser « l'état de droit dans l'institution de l'État »[29]. L'État est ainsi limité par la stabilité du droit en son sein : « l'état de droit s'établit par autolimitation objective du pouvoir »[30], autrement dit l'État est autolimité par le droit qui lui préexiste. Aussi pour Hauriou « état de droit » est synonyme d'« État soumis au régime du droit (en Allemand Rechtsstaat) »[31]. Ce régime est celui de la « légalité » et il impose deux conditions qui définissent « l'état de droit » : 1) que le pouvoir politique se soumette au droit qu'il a lui-même créé ; 2) que le droit qui procède du gouvernement et celui qui procède de la tradition coutumière s'expriment dans une forme de droit supérieur qui est la loi[32]. Ce dernier point s'explique parce qu'aux yeux de Maurice Hauriou le droit a plusieurs sources dont l'une est la coutume tandis que l'autre est le règlement et qu'ils doivent se combiner dans la loi qui « réalise ainsi entre les différentes formes juridiques un état de droit parce qu'elle réalise un équilibre stable »[33] qui fonde « l'hégémonie de la loi »[32]. On le voit ce qui importe dans « l'état » de droit chez Hauriou, et ceci en conformité avec l'étymologie (qui renvoie au latin « stare », se dresser, être immobile), c'est la « stabilité ».
Chez Carré de Malberg
Un autre auteur français de la même période, Raymond Carré de Malberg, n'utilise pas la ressource qu'est l'utilisation de « État » et « état » mais il emploie « état de droit ». Il écrit, par exemple que l’état de droit veut « que la Constitution détermine supérieurement et garantisse aux citoyens ceux des droits individuels qui doivent demeurer au-dessus des atteintes du législateur. Le régime de l’état de droit est un système de limitation, non seulement des autorités administratives, mais aussi du Corps Législatif »[34]. Carré de Malberg ancre l'état de droit dans la Révolution française en remarquant : « c'est en France et par l'assemblée nationale de 1789 qu'ont été dégagées les idées maîtresses et, en partie, les institutions sur lesquelles reposent l’état de droit »[35]. On peut à sa suite remarquer que le mot « État » ne se trouve pas dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et souligner que le concept d'état de droit peut en recevoir ses principes sans même le nommer.
Rechtsstaat dans la perspective de Hans Kelsen
L'état de droit en tant que Rechtsstaat, quant à lui, est une formule empruntée à la jurisprudence allemande, qui affirme, comme chez Léon Duguit, la primauté du droit dans l'État. Le terme apparaît au plus tard en 1833 dans le titre d'un ouvrage de Robert von Mohl.
Hiérarchie des normes chez Kelsen
L'état de droit est l'opposé de la notion d'État fondée sur l'utilisation arbitraire du pouvoir. Si la théorie du rule of law se rattache à l'idée de droit naturel qui est placé au-dessus du droit positif, la notion de Rechtsstaat repose plutôt depuis le début du XXe siècle sur le positivisme juridique. Cette doctrine est liée au respect de la hiérarchie des normes, de la séparation des pouvoirs et des droits fondamentaux. Le juriste autrichien Hans Kelsen a redéfini la notion d'état de droit de Rechtsstaat, utilisée bien avant lui, au début du XXe siècle, comme un « État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s'en trouve limitée ». Dans ce modèle, chaque norme tire sa validité de sa conformité aux normes supérieures[36].
Evgueni Pasukanis et Carl Schmitt contre l'état de droit
À l'époque moderne se sont opposés à la validité même d’État de droit, en mentionnant Hans Kelsen, des auteurs comme Evgueni Pachoukanis ou Carl Schmitt[37]. Pour le premier, membre du parti communiste qui écrivait en URSS, dans les années 1920 et 1930, l'état de droit a été démasqué par l'accentuation de la lutte des classes qui montre qu'il est « la violence organisée d'une classe de la société sur les autres »[38]. Pour Carl Schmit, la théorie de l'état de droit veut traiter comme « norme » la loi qui est fondée sur la « décision » : l'Etat de droit est donc une notion mal fondée et l'état de droit est d'abord soucieux de la sécurité juridique[39] et Schmitt décrit l'Etat comme fondé sur une décision politique et non sur une norme.
Fondements philosophiques de l'état de droit
Le droit naturel et les droits de l'homme, en tant que fondement des régimes démocratiques et de l'état de droit ont été historiquement opposés au droit divin, fondement des régimes théocratiques et justification de certaines monarchies d'Ancien Régime. Cependant, au-delà de cette opposition, le droit naturel et les droits de l'Homme contemporains, tout comme le droit divin avant eux, reprennent une thèse dont le principe essentiel remonte à l'Antiquité, à savoir l'existence de règles universelles, intemporelles et imprescriptibles, supérieures à la volonté des pouvoirs politiques, et assurant à tous les êtres humains des droits fondamentaux identiques.
Tandis que le droit divin attribue l'origine des règles universelles à une autorité surnaturelle nommément désignée, le droit naturel les attribue à la nature elle-même. Le droit naturel n'a donc pas besoin de référence religieuse pour exister, ce qui, dans un monde marqué par la diversité (et parfois l'affrontement) des religions, est censé lui donner une portée générale à laquelle aucune religion ou idéologie politique ne peut prétendre.
Mais cette universalité est théorique car la traduction du droit naturel en droit positif soulève les mêmes problèmes de fond que la mise en œuvre effective du droit divin. De même que le droit divin, le droit naturel ne peut être formulé et appliqué que par des hommes dont chacun vit et s'exprime dans un contexte social donné. D'où, dans un cas comme dans l'autre, l'existence de divergences d'interprétation et, de fait, l'absence d'autorité suprême capable d'obliger les gouvernements à respecter les droits.
Cette thèse qui soutient l'existence de règles universelles et intemporelles supérieures à la volonté des pouvoirs politiques a donné lieu à de nombreux débats entre juristes, notamment dans les années 1950-1960, entre ceux qui défendaient le positivisme juridique et les partisans de la théorie du droit naturel. Dans son livre de 1964 largement discuté, The Morality of Law, Lon L. Fuller défend l'idée que tous les systèmes de droit contiennent une « moralité interne » qui impose aux individus une obligation présomptive d'obéissance[40]. Il explique qu’il existe en réalité deux idées, publiques, de moralité : une idée concernant une « moralité par idéal » (« morality by aspiration »), à laquelle on aspire, et l’idée d’une « moralité par obligation » (« by duty »), celle qui impose un devoir. Cette moralité par obligation a pour corollaire la croyance que pour vivre en démocratie, nos libertés doivent être réglées par des obligations précises, que nous devons respecter et que ces obligations relèvent des législateurs que nous élisons librement[41]. Promoteur du droit positif, H. L. A. Hart répondra aux vues de Fuller « que l’histoire contient des exemples de régimes qui ont combiné une adhésion fidèle à la moralité interne du droit et une indifférence brutale envers la justice et le bien-être humain »[40].
Respect de la hiérarchie des normes
L'existence d'une hiérarchie des normes constitue l'une des plus importantes garanties de l'état de droit, au sens de Kelsen. Dans ce cadre, les compétences des différents organes de l'État doivent être précisément définies et les normes qu'ils édictent ne sont valables qu'à condition de respecter l'ensemble des normes de droit supérieures. Au sommet de cet ensemble pyramidal figure la Constitution, suivie des engagements internationaux, de la loi, puis des règlements. À la base de la pyramide figurent les décisions administratives ou les conventions entre personnes de droit privé. Cet ordonnancement juridique s'impose à l'ensemble des personnes juridiques.
L'État, pas plus qu'un particulier, ne peut ainsi méconnaître le principe de légalité : toute norme, toute décision qui ne respecteraient pas un principe supérieur seraient en effet susceptibles d'encourir une sanction juridique. L'État, qui a compétence pour édicter le droit, se trouve ainsi lui-même soumis aux règles juridiques, dont la fonction de régulation est ainsi affirmée et légitimée. Le contrôle de constitutionnalité consiste à vérifier qu'une loi est conforme à la Constitution (texte supérieur à la loi dans la hiérarchie des normes), alors que le contrôle de conventionnalité consiste à contrôler la validité d'une norme nationale au regard d'une convention internationale. Cette logique est ainsi exposée par le Président Sarkozy parlant devant le Conseil Constitutionnel le 1er mars 2010 :
« La souveraineté appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants ou par la voie du référendum. Tel est le principe cardinal de notre République et de notre démocratie. Le juge qui statue au nom du peuple français ne peut juger ni la loi, ni le législateur. Mais le juge a pour mission de faire en sorte que l'état de droit soit une réalité, et le contrôle de constitutionnalité a pour rôle de veiller à la cohérence de l'ordonnancement juridique du point de vue tant des principes qui le fondent que des règles qui l'organisent. Il ne peut y avoir d'état de droit si le Parlement agissant en législateur contredit le Parlement agissant en pouvoir constituant. Il ne peut pas y avoir d'état de droit si le législateur ne se sent pas lié par les traités dont il a lui-même autorisé la ratification. Quand la loi est invalidée, il appartient au Parlement de réviser la Constitution ou de changer la loi. Chacun ainsi se trouve placé face à ses responsabilités – principe essentiel de la démocratie – et face à un impératif de cohérence qui permet aux justiciables de connaître et de faire valoir leurs droits[42]. »
Gouvernement des juges
L'importance cruciale accordée par Hans Kelsen mais aussi par exemple par la Constitution française de 1958 à une cour constitutionnelle (en France le Conseil constitutionnel) a fait redouter un gouvernement des juges[43],[44] dont les défenseurs de l'état de droit nient la réalité. Aussi dans le discours cité plus haut le Président Sarkozy juge nécessaire de ne pas nommer au Conseil constitutionnel des juristes dont ce serait la seule vocation, contrairement du reste à ce qu'on trouve dans d'autres pays comme l'Autriche, clairement il refuse que les membres du Conseil Constitutionnel ne soient que des professionnels du droit.
« Il y a une spécificité du contrôle de constitutionnalité des lois, parce que la Constitution n'est pas un texte juridique comme les autres.
C'est dire que le Conseil constitutionnel ne saurait être une juridiction comme une autre. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité qu'il ne soit pas composé que de techniciens du droit et que les anciens présidents de la République y conservent leur qualité de membres de droit, parce que l'expérience d'un ancien chef de l'État, qui a fait fonctionner les institutions, peut apporter beaucoup à la qualité des décisions du Conseil, à leur équilibre, à leur réalisme. C'est avec le même souci que le président de l'Assemblée nationale, le président du Sénat et moi-même avons choisi les trois nouveaux membres du Conseil constitutionnel qui allient la compétence juridique à une longue expérience parlementaire. Le Conseil constitutionnel n'est pas une cour comme une autre[42]. »
Le contrôle de constitutionnalité des lois et des traités internationaux est assuré, en France, par un corps de "Conseillers", et non de "juges" - comme dans les Cours constitutionnelles d'autres pays - qui n'ont pas tous une compétence constitutionnelle, ni même juridique, et qui sont désignés par les pouvoirs Exécutif et Législatif, des pouvoirs politiques, le Judiciaire n'étant pas considéré, dans ce pays, comme un "pouvoir", mais comme une "Autorité", selon l'article 64 de la Constitution. En outre, selon l'article 56 de la Constitution : "Le président est nommé par le Président de la République. Il a voix prépondérante en cas de partage.". Le pouvoir Exécutif a donc voix prépondérante au sein du Conseil constitutionnel en France. L'ancien Garde des Sceaux, ancien président du Conseil Constitutionnel et ancien professeur de droit, Robert Badinter estimait que l'état de droit serait renforcé si les anciens président de la République n'en étaient plus membres de droit[45].
Égalité devant le droit
L'égalité des sujets devant le droit - ou l'isonomie, l'égalité devant la loi - constitue la deuxième condition de l'état de droit. Celui-ci implique en effet que tout individu, toute organisation, puissent contester l'application d'une norme juridique, dès lors que celle-ci n'est pas conforme à une norme supérieure. Les individus et les organisations reçoivent en conséquence la qualité de personne juridique : on parle de personne physique dans le premier cas, de personne morale, dans le second.
L'État est lui-même considéré comme une personne morale : ses décisions sont ainsi soumises au respect du principe de légalité, à l'instar des autres personnes juridiques. Ce principe permet d'encadrer l'action de la puissance publique en la soumettant au principe de légalité, qui suppose au premier chef, le respect des principes constitutionnels. Dans ce cadre, les contraintes qui pèsent sur l'État sont fortes : les règlements qu'il édicte et les décisions qu'il prend doivent respecter l'ensemble des normes juridiques supérieures en vigueur (lois, conventions internationales et règles constitutionnelles), sans pouvoir bénéficier d'un quelconque privilège de juridiction, ni d'un régime dérogatoire au droit commun. Les personnes physiques et morales de droit privé peuvent ainsi contester les décisions de la puissance publique en lui opposant les normes qu'elle a elle-même édictées. Dans ce cadre, le rôle des juridictions est primordial et leur indépendance est une nécessité incontournable. En France et en d'autres pays de droit germano-latin, le respect du droit par l'État est aussi assuré par un secteur de la justice spécifique : la justice administrative dont l'organe suprême est le Conseil d’État.
Indépendance de la justice
Pour avoir une portée pratique, le principe de l'état de droit suppose l'existence de juridictions indépendantes, compétentes pour trancher les conflits entre les différentes personnes juridiques en appliquant à la fois le principe de légalité, qui découle de l'existence de la hiérarchie des normes, et le principe d'égalité, qui s'oppose à tout traitement différencié des personnes juridiques.
Un tel modèle implique l'existence d'une séparation des pouvoirs et d'une justice indépendante. En effet, la Justice faisant partie de l'État, seule son indépendance à l'égard des pouvoirs législatif et exécutif est en mesure de garantir son impartialité dans l'application des normes de droit.
Conditions de l'état de droit
L'état de droit suppose le respect de la hiérarchie des normes, l'égalité devant le droit, la non-rétroactivité des lois et l'indépendance de la justice. Mais on peut entendre « état de droit » bien plus largement qu'un État qui respecterait la hiérarchie des normes, en intégrant dans sa définition même plus qu'un mécanisme formel, mais un contenu dont le cœur serait, en France : la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. En France, le « bloc de constitutionnalité », selon la formule forgée par Claude Emeri, qui domine l'appareil du droit, comprend notamment la Déclaration des droits de l'homme de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 et la Constitution de 1958, mais aussi les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et d'autres normes du même statut. Dans ce cas on ne pourrait parler d'état de droit dans un régime tyrannique ou despotique qui respecterait la hiérarchie des normes.
On est aussi conduit à distinguer l'État légal de l'état de droit : dans le premier le législateur ne connaît pas d'autorité qui lui soit supérieure, autrement dit le Parlement peut voter la loi sans entraves alors que dans l'état de droit la loi, votée par le législateur, peut être déclarée inconstitutionnelle par une cour qui s'appuie sur un certain nombre de principes[46]. Dans cette conception il est rationnel d'autoriser les citoyens à mettre en cause la constitutionnalité d'une loi, notamment parce des lois nombreuses n'ont pas été évaluées par une cour constitutionnelle, en gros toutes les lois votées en France avant 1958 et toutes les lois qui n'ont pas été soumises au conseil depuis. La réforme de la Constitution de 1958 du 23 juillet 2008 permet sous certaines conditions lors de procès d'invoquer l'inconstitutionnalité d'une loi, on parle de question prioritaire de constitutionnalité. Le président du Conseil Constitutionnel, Jean-Louis Debré, en 2013, a estimé qu'elle avait permis « une vague de progrès de L’état de droit sans précédent »[47].
État de droit, séparation des pouvoirs et démocratie
État de droit et séparation des pouvoirs
L'état de droit est celui dans lequel les mandataires politiques — en démocratie : les représentants élus — sont tenus par le droit qui a été édicté. La théorie de la séparation des pouvoirs de Montesquieu, sur laquelle se fondent la majorité des États occidentaux modernes, affirme la distinction des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) et leur limitation mutuelle. Par exemple, dans une démocratie parlementaire, le législatif (le Parlement) vote la loi et limite le pouvoir de l'exécutif : celui-ci n'est donc pas libre d'agir à sa guise et doit constamment s'assurer de l'appui du Parlement, lequel est l'expression de la volonté de la nation. De la même façon, le judiciaire permet de faire contrepoids à certaines décisions gouvernementales (par exemple, au Canada, avec le pouvoir que la Charte canadienne des droits et libertés confère aux magistrats ou en France avec le Conseil constitutionnel). Mais surtout la loi, votée par le Parlement, peut être invalidée par une cour suprême spécialisée. L'état de droit s'oppose donc aux monarchies absolues de droit divin et aux dictatures, dans lesquelles les trois pouvoirs sont concentrés en un seul.
L'état de droit n'exige pas que tout le droit soit écrit. La Constitution de la Grande-Bretagne, par exemple, est fondée uniquement sur la coutume : elle ne possède pas de disposition écrite. Dans un tel système de droit, les mandataires politiques doivent respecter le droit coutumier avec la même considération des droits fondamentaux que dans un système de droit écrit.
État de droit et démocratie
On doit souligner que le degré de respect de l'état de droit n'est pas nécessairement lié au degré de démocratie d'un régime et qu'il existe une série de paradoxes et de tensions au sein des États démocratiques. Une auteure comme Blandine Kriegel insiste sur l'importance de la juridification de la société sous l'Ancien régime ce qui permet d'y voir la naissance de l'état de droit. On peut rappeler que dans De l'esprit des lois, Montesquieu différencie justement la monarchie du despotisme par le fait que les monarques respectent un droit préexistant, une forme de constitution coutumière qui encadre leur liberté d'action. En ce sens, la monarchie est davantage un état de droit que le despotisme. par ailleurs on peut noter que la France a renforcé son état de droit en promulguant le Code civil[48].
Mais l'importance du droit dans une société permet-elle de parler d'état de droit si la société civile, comme société de citoyens, est absente ? On pourrait dire que la Chine contemporaine améliore progressivement son état de droit[49] au sens technique, indépendamment de toute évolution vers la démocratie[50],[51] et elle reste une dictature. La chercheuse Stéphanie Balme montre que depuis 1978 la rationalisation du droit est poussée en Chine et elle montre aussi la difficulté à parler d'état de droit étant donné le poids de l'appareil policier et aussi le rôle du Parti communiste[52]. Elle estime, en 2010, que l'état de droit sans la démocratie est possible et représente l'objectif de Pékin, ce qui revient à donner à l'état de droit une définition purement technique et positiviste[53].
État de droit en Russie dans les années 2010
Par ailleurs l'affirmation par la loi qu'un état est un état de droit ne suffit pas à faire qu'il le soit effectivement. Le cas de la Russie pourrait le montrer. En effet la constitution russe de 1993 énonce dans son article 1 et son alinéa 1 : « La fédération de Russie - Russie est un État démocratique, fédéral, un état de droit, ayant une forme républicaine de gouvernement ». Mais plusieurs auteurs[54] et hommes politiques[55] mettent en cause l'existence d'un état de droit, au sens de rule of law en Russie. Le Parlement européen considère pour sa part que la Russie ne respecte pas les principes de l'état de droit. Dans une résolution du 10 juin 2015, il considère que « l'état de droit (sic) – l'un des principes fondamentaux de l'Union – implique non seulement le respect de la démocratie et des droits de l'homme, mais aussi du droit international, la garantie d'une justice équitable, ainsi que l'indépendance et l'impartialité du pouvoir judiciaire; que ces conditions ne sont pas remplies en Russie, où les autorités ne garantissent pas l'état de droit (sic) et ne respectent pas les droits fondamentaux et où les droits politiques, les libertés civiles et la liberté des médias se sont détériorées ces dernières années; que des textes législatifs comportant des dispositions ambiguës utilisées pour imposer davantage de restrictions aux opposants et aux acteurs de la société civile ont été adoptés récemment ; que l'adoption récente de la loi criminalisant la prétendue "propagande homosexuelle" a débouché sur une recrudescence des violences homophobes et anti LGBTI et des discours haineux, dont les autorités ne se sont pas préoccupées ; qu'à la suite de l'annexion illégale de la Crimée, le respect des droits de l'homme, y compris de la liberté d'expression, de réunion et d'association, s'est gravement détérioré dans la péninsule, la communauté tatare de Crimée étant particulièrement touchée »[56].
État de droit et état d'urgence en France depuis 2015
La déclaration de l' état d'urgence en France en novembre 2015 pose le problème de sa conformité à l'état de droit. Le président de la section du contentieux du Conseil d'État, Bernard Stirn considère que les garanties qu'offrent l'état d'urgence permettent de le concilier avec l'état de droit[57]. À l'inverse, les auteurs d'une tribune libre publiée dans le journal communiste L'Humanité considèrent que « l'état d'urgence est étranger à l'état de droit »[58]. Les débats entre les camps politiques vont prendre un aspect concret : par exemple est-il compatible avec l'état de droit que d'interner administrativement des individus fichés S ? L'ancien président de la République Nicolas Sarkozy en août 2016, qui pense à se présenter à la prochaine élection présidentielle, considère que « l'état de droit, par exemple, n'a rien à voir avec les Tables de la Loi de Moïse, gravées sur le mont Sinaï. Qu'y a-t-il de plus évolutif que le droit ? »[59]. François Hollande, président de la République pour sa part, invoque peu après, pour refuser certaines mesures préconisées par la droite et pour répondre à l'ancien président : « la seule voie qui vaille, la seule qui soit efficace, celle de l'état de droit »[60],[61]. Le discours de François Hollande s'intitulait : « Démocratie et terrorisme »[62] et il refuse par exemple de considérer que les « principes constitutionnels », par exemple la présomption d'innocence, soient considérés comme une « argutie juridique »[63] ce qui est une référence implicite aux propos de son prédécesseur. Il considère qu'il faut refuser « l'état d'exception », car l'adopter « c’est de considérer que puisque nous sommes en guerre il faudrait suspendre l’état de droit aussi longtemps que la menace perdurera. Et pourtant l’histoire – et elle est bien connue – et l’expérience nous enseignent que face à des périls bien plus graves et notamment au XXe siècle, c’est quand la République a tenu bon qu’elle s’est élevée, et c’est quand elle a cédé qu’elle s’est perdue »[64]. Il apparaît donc que la question des mesures à prendre pour lutter contre la violence de l'État islamique ou d'autres groupes terroristes mette en cause les différentes conceptions de l'état de droit dont la définition oscille entre un respect de la hiérarchie des normes et une volonté d'appliquer les principes de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de textes du même type.
Notes et références
Notes
- ↑ comme dans le communication de la commission au parlement européen et au conseil Un nouveau cadre de l'UE pour renforcer l'état de droit, COM/2014/0158 final
Références
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- ↑ Il n’est pas exagéré de parler de révolution juridique quand on évalue le travail de codification et d’institutionnalisation accompli au cours de ces 25 dernières années et notamment depuis 1992.
- ↑ La plupart des Chinois considèrent que la Chine n'est pas prête pour la démocratie.
- ↑ état de droit en Chine ne signifie certainement pas démocratie
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Annexes
Bibliographie
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- Blandine Kriegel, état de droit ou Empire, Bayard, 2002
- Éric Carpano, état de droit et droits européens. L'évolution du modèle de l'état de droit dans le cadre de l'européanisation des systèmes juridiques, L'Harmattan, Paris, 2005
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- Stéphane Pinon, « La notion de démocratie dans la doctrine constitutionnelle française », Revue Politeia, no 10 – 2006, p. 407-468. De la négation du concept de « démocratie » par le milieu juridique à l'allégeance envers « l'état de droit ».
- Danièle Loschak et Bertrand Richard , Face aux migrants, état de droit ou état de siège ?, Paris, Textuel, 2007
- L'état de droit dans le monde arabe. Table ronde, novembre 1994, Aix-en-Provence, Collection Études de l'Annuaire de l'Afrique du Nord, CNRS, 1997
- Damien Vandermeersch et Ludovic Hennebel, Juger le terrorisme dans l'état de droit, Bruylant, Bruxelles, 2009
- Marie Kruk, « Progrès et limites de L’état de droit » (en Pologne), Pouvoirs, n° 118, 2006 : http://www.revue-pouvoirs.fr/Progres-et-limites-de-l-Etat-de.html
Articles connexes
- Abus de droit
- Bloc de constitutionnalité (France)
- Conseil constitutionnel (France)
- Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789
- Démocratisation
- Droit constitutionnel
- Droits de l'homme
- Droits des minorités
- État en droit international
- État de nature
- État de police
- État légal
- Rule of law
- Hiérarchie des normes
- Principes généraux du droit français
- Sécurité juridique
- Séparation des pouvoirs
Théoriciens
- Raymond Carré de Malberg
- Léon Duguit
- Maurice Hauriou
- Emmanuel Kant
- Hans Kelsen
- John Locke
- Jean-Jacques Rousseau
Liens externes
- Notices dans des dictionnaires ou encyclopédies généralistes :
- Définition de l'état de droit par le site gouvernemental vie-publique.fr
- L'Idée d'état de droit, Michel Senellart, diffusion des savoirs de l'ENS LSH, 14 cours de 80 à 90 minutes : https://www.canal-u.tv/producteurs/ecole_normale_superieure_de_lyon/cours/philosophie_politique/l_idee_d_etat_de_droit_michel_senellart